J’étais à Pontarlier à l'époque. Depuis l'automne je m'entraînais au vol de nuit, en double commande d'abord, puis en solo après mon lâcher. Il n'y avait pas d'éclairage sur la piste. L'hiver la plupart du temps elle contrastait en noir sur le fond d'herbe couverte de neige, ou alors elle était très distincte, bien lisse, plane et blanche sous l'avion. C'est la veille du Jour de l'An 98-99. Il fait beau, cru comme on dit là-bas, genre moins quinze, clair de lune, pas un souffle. J'ai des amis en visite, mais j'ai prévenu que j'avais un rendez-vous important cette nuit-là. À 23h30 je me présente à l'aérodrome, au club house. Les pilotes de l'aéroclub se préparent à fêter le passage de l'année, grande table, beau buffet, musique, champagne… Je salue tout le monde mais ils sont au courant, mon plan est autre. Dans la mince couche de neige je sors sur le tarmac vers le hangar, l'ouvre comme on ouvre un cadeau de Noël, et contemple le Régent rouge qui m'attend. On est d'accord, c'est le moment de s'envoyer en l'air. Avec précaution pour ne pas glisser, je le tire dehors, enlève la béquille et la mets à l'abri. Prévol attentive. Je monte à bord, referme la verrière, quitte mes gants malgré le froid, allume ma frontale rouge et procède au rituel de la mise en route, mais en plus lent, en plus jubilatoire. Il s'agit de jouir de tous ces instants que peut-être sans en avoir conscience j'attends depuis que j'ai entamé cette qualif vol de nuit. Ça y est, le moteur tourne, comme une horloge. Je le laisse chauffer doucement. Allez on bouge. Toujours lentement on déroule les pneus dans la neige sèche, toute légère, je m'annonce au point d'attente, je sais qu'ils sont à l'écoute au club house. Il est 23h45. Je remonte la piste. Décollage en 02. Dernières vérifications, ça roule, nous voilà en l'air, l'avion et moi. Je vais d'abord voir les amis que j'ai laissés chez eux. Ils habitent un immeuble sur une colline à l'Est de la ville, je fais des appels de phare, j'ai le temps de voir des éclairs de lampe sur leur balcon et je monte vers le ciel.
La campagne enneigée, au clair de lune, c'est indicible. Je continue à monter vers l'Est, vers le Mont d'Or, la station de Métabief, les sapins. Je me gave d'images qui je le sais resteront indélébiles dans ma mémoire. Tout l'habitat est lisible, beaucoup plus que de jour, en densité de lumière. On voit la structure des lotissements, les entrées, les ronds-points, en lumière. Et l'immense surface noire des terres agricoles et des forêts. Juste avant minuit, crachotements dans les écouteurs. "Bonne année Bernard !" me dit une voix féminine, l'une des pilotes qui font la fête au club, c'est trop sympa, je remercie chaleureusement. Et tout à coup le ciel s’embrase. Je suis au-dessus d'un des nombreux hameaux semés autour du Mont d'Or. Et j'avais complètement oublié leur habitude de lancer des feux d'artifice le Jour de l'An à minuit pile ! Ça pète de partout, c'est magnifique et fichtrement inquiétant, je comprends l'angoisse des pilotes de guerre des années 40 quand les obus de la flak montaient vers eux ! Mais là mon avion c'est juste du bois et de la toile nom de dieu !!! J'imagine une fusée d'artifice qui percuterait l'une des ailes pour y allumer les réservoirs d'essence. Plein gaz, la peur au ventre je monte tout en dégageant loin de ce qui me semble le point de départ des fusées. Je souffle, toujours en montée, en sécurité maintenant je vois d'autres hameaux se joindre à la fête, ça gicle de toutes les couleurs, c'est beau, silencieux (surtout par rapport au moteur), c'est fabuleux. Je suis à 9000 pieds, au-dessus de la ville. Je vois Lausanne, la tache sombre du Léman, et les arcades d'Evian. Je les vois parce que je les connais, mais c'est impressionnant la précision de la vision malgré l'altitude. L'année suivante à 0h15, après un arrondi très doux, les pneus du Régent caressent la neige. Je range l'avion comme on borde un enfant qu'on aime. Merci pour la balade mon grand. Je ne m'attarderai pas au club. Trop d'images dans la tête, trop de souvenirs déjà. Qu'aujourd'hui je suis content de partager… Bernard Moro